- SCÉNOGRAPHIE (de Palladio à Appia)
- SCÉNOGRAPHIE (de Palladio à Appia)Partir de la Cité idéale de la Renaissance humaniste et aboutir à la reconstruction du temple de Memphis pour y mieux célébrer les cantiques d’Aïda : voilà en quelque sorte l’itinéraire troublant que, de Palladio à Chaperon, la scénographie nous invite à parcourir.Antoine et son Théâtre-Libre, Paul Fort et son Théâtre d’art, Fuchs, Craig, Appia et leur «rethéâtralisation du théâtre» continuèrent à utiliser la scène traditionnelle tout en condamnant un héritage vieux de trois siècles. En 1909, Diaghilev au théâtre du Châtelet n’en finissait pas d’enterrer des principes usés, entre Cléopâtre et les Sylphides , grâce à la complicité de Léon Bakst ou d’Alexandre Benois.Le sixième jour, Dieu créa l’homme. Le septième jour, fatigué, il laissa l’homme fomenter son théâtre. Le paradis terrestre allait-il définitivement fermer ses portes? On enferma le domaine sacré de l’image dans la boîte de scène. Les passions et les mots allaient jongler en ces curieux attirails de mille perversions: parois de stucs ou châssis de toiles, machines compliquées de musiques. Vouloir rêver et ne pas pouvoir être: on a longtemps cru qu’un rideau de velours suffisait à détruire toute vraie communication avec soi-même et avec les autres. Mais l’action du rêve est le début de notre vérité, sans qu’il nous soit donné d’oublier le caractère pathétique et exacerbé de ces rituels de trois coups, vrais jeux de patience avec notre mort et notre résurrection au domaine de l’imaginaire.Le jeu de l’élite et de la lumière: Palladio, ducs et roisEn 1580, à la veille de sa mort, Andrea Palladio est invité par l’Académie olympique de Vicence à signer son testament architectural. En quelques jours seulement, il met en scène une demi-ellipse de gradins et un mur de gloire, cherchant à résumer en un instant d’architecture les préceptes de Vitruve en matière théâtrale. Il s’agit de retrouver les formes et l’esprit du théâtre romain et, pour cela, de puiser dans Alberti, Peruzzi et Serlio les recommandations les plus précieuses en matière d’illusion et de perspective. Un haut mur percé de trois portes au proscénium est le lieu de rencontre intime entre la salle et la scène. Rarement, mathématiques, géométrie et optique ont rempli l’espace avec une telle intensité. Une colonnade romaine étreint la salle et vient buter contre le mur. Cinq rues en perspective de stucs et de bois semblent s’échapper des trois «issues de rencontre» comme autant de flammes radiales: à l’ellipse des spectateurs répond la fuite des rayons visuels, et le spectacle s’échappe en dimensions d’infini.Scamozzi achève le théâtre en 1583 et l’Académie l’inaugure par une représentation de l’Œdipe de Sophocle. Mais, déjà, l’œuvre de Palladio dément sa vocation de «fête romaine». L’humanisme retrouvé va se contempler lui-même: comme les décors figés, la scène restera muette; rares seront les spectacles représentés en ce lieu. Le théâtre Olympique de Vicence demeure l’instrument symbolique et immuable d’une élite. Manifeste d’architecture, véritable autosatisfaction d’une Académie fin de siècle, l’œuvre renvoyait aux travaux d’urbanisme préalablement entrepris en oubliant sa qualité intrinsèque qui est de répondre à l’appel du tragique et de faire résonner des florilèges dionysiaques. Mais l’immobilisme rangé des colonnes et des portes fuyantes suscite l’idée même du drame: le rideau de mur ne suffit pas à interrompre la force centrifuge produite par le mécanisme de Palladio.Si l’élite provinciale de Vicence avait su transporter les conseils tenus par l’Académie en un vaste tombeau de l’art dramatique, le roi et la noblesse parisienne ne recevaient de cet art que de bons et loyaux ballets de cour.Du Ballet comique de la reine , de 1581, au Ballet de la délivrance de Renaud , en 1617, ce sont autant d’«approches dansées» du souverain, de célébrations fastueuses et rituelles auxquelles participe activement toute la cour. La salle du Petit-Bourbon et la Grande Salle du Louvre sont à Paris les deux lieux privilégiés de ces cérémonies. Donné à l’occasion du mariage du duc de Joyeuse en la salle du Petit-Bourbon, le Ballet comique de la reine reprend tous les moyens scéniques mis en œuvre en Italie depuis plus d’une vingtaine d’années pour fêter, avec tout l’éclat requis, noces, baptêmes et funérailles. Bernardo Buontalenti, auprès des grands-ducs de Toscane, est un exemple fameux de ces architectes ordonnateurs de fêtes. Catherine de Médicis veut retrouver pour son «ballet» en Baldassarino da Bargioso un ordonnateur et un compatriote digne d’autant d’éloges. Issu de genres aussi divers que les mascarades, les intermèdes et les pastorales, le «ballet comique» est une esquisse de notre futur opéra: chants et danses parcourent l’action dramatique avec la même désinvolture brillante. Un ballet final, réunissant personnages mythologiques et spectateurs royaux, confirme l’intimité des corps en présence et la signification profonde du divertissement: fête nuptiale et invite princière. Da Bargiojoso (ou Beaujoyeux) conserve le principe de la scène simultanée du Moyen Âge. On peut voir ainsi, au hasard des errements du gentilhomme fuyant Circé, sur la scène s’avançant jusqu’aux pieds du souverain, à gauche, une «voûte dorée», à droite, la «grotte de Pan» et enfin, au fond, derrière trois arceaux de verdure, le jardin délicieux de l’enchanteresse et une ville peinte en perspective. Ces trois lieux s’animent d’autant de rideaux s’évanouissant, de lumières en chandelles fugitives et de chants dissimulés, tandis que l’espace de jeu proprement dit, au centre, résonne de chars et de machines mobiles. Le Ciel et la Terre font participer l’assistance, et le roi en particulier, aux métamorphoses: le surnaturel envahit le domaine du réel et des relations établies. Le roi s’amuse avec Mercure et Minerve qui se jettent à ses pieds, et veut croire en l’harmonie universelle dont il serait l’ordonnateur. Quarante figures géométriques pour esquisser un pas de danse au finale font croire en quelque nouvelle cosmogonie: dans des bruits de tonnerre, Jupiter descend des nuées et vient sanctionner les allégeances au pouvoir absolu.Les circonstances politiques interdisent après 1617 des représentations de cour si dispendieuses. On se contentera dès lors d’un seul décor. Il aura néanmoins suffi de ces quelque vingt-cinq ans de ballets de cour pour voir apparaître en France le décor successif avec périactes, prismes de bois sur pivots, ne laissant paraître qu’une seule de leurs faces à la fois (1596: Arimène ), les toiles tombant les unes devant les autres (1610: Ballet d’Alcine ), l’adjonction d’une vraie scène avec dessous et cintres (1615: Le Triomphe de Minerve ) et enfin les châssis latéraux coulissants, les plaques tournantes de fond de perspective et le rideau de scène (1617: La Délivrance de Renaud ).En Angleterre, Inigo Jones est le vrai réformateur des divertissements royaux. Plusieurs voyages en Italie lui ont fait découvrir Serlio, Vignole et Palladio. Il y rencontre Scamozzi. Sous le règne de Jacques Ier Stuart, puis sous celui de Charles Ier, Jones va renouveler l’art scénique de son pays. De 1604, avec son Mask of Darkness , jusqu’en 1640, il entraînera les «masques» de la salle des banquets à la Masquing House de Whitehall dans une suite de recherches scéniques: Jones retrouve la distinction faite par Vitruve entre la scaena versatilis avec périactes et la scaena ductilis avec châssis coulissants; le point de fuite des perspectives est déterminé par la position du trône royal (voir les recherches de Serlio, puis de Danti et Sirigatti, en 1596 à propos du «spectateur privilégié») et les transformations ont lieu à la vue des spectateurs au milieu de sonneries de trompettes et d’effets lumineux pour mieux abuser les regards attentifs des voyeurs de miracles. Le cadre de scène, ou «manteau d’Arlequin», arrête particulièrement l’attention de l’intendant des bâtiments du roi: il y trouve une manière d’introduction initiatique au domaine des machines. Enfin, en 1631, pour Chloridia , le rideau de scène, après s’être si souvent laissé choir, se lève enfin. Quelque quatre cent cinquante projets de décors, costumes et machines nous sont parvenus de cet illusionniste. Après presque trente ans de collaboration avec Ben Jonson, une querelle avec ce dernier fut pour Jones l’occasion d’affirmer son intime conviction qu’en matière de spectacle l’effet visuel surpasse toute autre considération littéraire. À la vanité des mots, Jones répondit par ses décors de calicot et de papier huilé qui lui permettaient d’obtenir des effets de transparence.Le roi parmi les fous ou la tentation élisabéthaine, le triomphe de l’impérialisme italienExcepté en de trop rares cénacles de monastères-reliquaires se transmettant les rites, la conception gréco-latine d’un théâtre « focalisé» avait pour ainsi dire disparu au Moyen Âge. Les clercs lui avaient alors opposé celle de leur longue fresque pour mystères. Le décor simultané, comme en la célèbre Passion de Valenciennes de 1547, obligeait les regards à se tourner du mont des Oliviers au Golgotha et de Bethléem à Jérusalem: autant de lieux figés qui étaient animés le temps d’une action précise.Hormis ses divertissements royaux, l’Angleterre, à la fin du XVIe siècle, nous propose certainement l’une des solutions scénographiques les plus riches: une bâtisse circulaire abrite une série de galeries et de balcons superposés. Au cœur de l’arène avance sur les spectateurs en parterre une estrade d’abord découverte, puis protégée par une scène supérieure, un feu d’escaliers affrontés et de rideaux pour vues de batailles. On accède ainsi à tous les bruits furieux et aux mouvances de rois errants au milieu de dynasties déchirées. Le peuple revit ses désarrois en touchant de si près le caractère des princes dénudés. Un seul moment s’anime de cent lieux de référence: le lit de la reine, Azincourt, une tour en Danemark et l’auberge de Vérone. Les situations se précipitent et les personnages engloutis pérorent en cavalcadant. Comme autant de miroirs jetés sur la foule accaparée, les instants se superposent pour engranger un grand nombre de références visuelles et faire aboutir l’action en une cristallisation intime.Calderón et Lope de Vega tentèrent en Espagne une expérience tout aussi désespérée.Mais il était trop tard pour que ces deux théâtres pathétiques communiquent leurs mystères aux autres entreprises du continent, déjà écrasées sous le poids des machineries italiennes: en 1638, lorsque paraît à Ravenne La Pratica di fabricar scene e machine ne teatri par Nicola Sabbattini, tout est déjà accompli. Si les traités d’architecture du XVIe siècle proposaient déjà un chapitre sur la scénographie, au XVIIe les traités de scénographie eux-mêmes sont légion, tel celui de Chiaramonti: Delle scene e teatri (1614). Sabbattini pose certains principes qui vont régir notre théâtre jusqu’aux interventions obliques des Bibiena, au début du XVIIIe siècle. Le traité de 1638 recommandait de fendre la voûte céleste pour laisser descendre les machines, pendant qu’une série de châssis venaient les recouvrir en partie en jouant les nuages. Sabbattini nous propose une série de moyens pour opérer les changements à vue: les coulisses latérales disposées toutes en parallèle glissent et découvrent le châssis caché; le rideau de perspective au fond de la scène se «déchire» pour laisser apparaître d’autres horizons. On manœuvre des trappes pour les apparitions monstrueuses ou les ruissellements en cascades, des nacelles suspendues par des filins embarquent les dieux pour des apothéoses manichéennes.Si les dessous sont déjà relativement bien équipés pour les apparitions, les roulements des chariots et les déplacements des machinistes, il faudra en revanche attendre la fin du siècle pour voir se préciser le principe du «gril»: pour l’instant, on continue d’opérer sur des planches les manipulations des dieux et leurs ciels fantasques. L’agencement des machines est la vraie pierre de touche: apparitions et changements à vue sont deux événements mécaniques qui codifient toute l’activité scénique. Ils vont régir les situations en des compositions symétriques. Le spectateur est ainsi dans l’axe des choses, son regard court vers l’infini des perspectives: tout est défini essentiellement par la position du prince dans la salle. Les entrées et sorties des acteurs se font entre les châssis: aucun élément praticable. Toute architecture doit être vue dans sa hauteur. Le théâtre n’est alors qu’un signe de grandeur et non pas une reconstitution d’un espace même imaginaire. Des vies mythiques se recréent sous les cintres de bois et ne participent aux choses du vécu que par leur rapport avec notre imaginaire. Des rampes de chandelles et de lampes à huile, des lustres et des lueurs cachées sur portants derrière les châssis éclairent les manœuvres les plus suspectes. La tragédie lyrique, puisque c’est à elle seule que semblent s’adresser toutes ces recommandations de «ménage», joue de la scénographie comme d’un instrument de musique dont il lui faudrait suivre invariablement les caprices éhontés.Paris verra toutes ces règles appliquées dès la représentation de Mirame au théâtre du Palais-Cardinal, en 1641. Dès 1645, Mazarin fait venir à Paris un élève de Sabbattini, Torelli. Avec sa propre troupe, il monte au théâtre du Petit-Bourbon La Finta Pazza de Strozzi: singulière démarche où l’on voit – anachronisme prophétique – le port de Scyros se déguiser en Pont-Neuf et tours de Notre-Dame! Torelli, quant à lui, déclare n’avoir songé qu’au «désir de plaire à ceux qui l’ont si bien accueilli». La Fontaine le nomme «magicien expert et faiseur de miracles». Après lui, bien d’autres disciples de la Pratica viendront rejoindre leur scène en exil: Vigarani, Risani...Dessinateur de la chambre et du cabinet du roi, Jean Bérain, après avoir dessiné costumes de carnaval et préparé mascarades et pompes funèbres, ouvre la voie à une école française de «décorateurs» par sa nomination à la direction des Machines de l’Académie royale de musique en 1675; il semble quelque peu renoncer à la «fuite à l’infini» traditionnelle, réduisant l’illusion de profondeur au bénéfice d’un espace panoramique.Commedia dell’arte et tragédie classiqueDès la première moitié du XVIe siècle, la commedia dell’arte tend à supplanter la comédie littéraire. Si au début elle utilise encore les décors simultanés du Moyen Âge, elle ne tarde pas cependant à interpréter les théories de Serlio et de Sabbattini, dans la limite de ses moyens – les tréteaux ambulants. C’est alors que l’on voit naître ces «places publiques» au carrefour de deux rues permettant toutes les rencontres. Il suffit de voir un visage se pencher à l’ouverture d’un des praticables placés à l’avant du théâtre pour imaginer un intérieur. On est tout proche de ces «décors à volonté», assez lâches pour satisfaire tout le répertoire. La commedia dell’arte parvient à son apogée au XVIIe siècle. Parallèlement, en France à la même époque, le décor «classique» se met en place. En 1599, Hardy entre en possession de l’hôtel de Bourgogne: on y trouvait encore les trois anciennes catégories de décors de Vitruve – comique, tragique, et satyrique. Hardy, qui mourra en 1631, tente d’adapter à la scène de son théâtre le faste des ballets de cour. Le Mémoire de Mahelot est un témoin précieux de l’activité scénographique de ce théâtre de 1633 à 1686; Mahelot et plusieurs autres machinistes se sont relayés pour satisfaire notre curiosité, consignant les titres des pièces jouées, leurs costumes, décors et mises en scène. De La Folie de Lidamant , de Hardy, en 1633, aux Ménechmes de Rotrou, trois ans plus tard, on note l’évolution du parti qui va de l’adaptation à une salle du grand décor extérieur simultané du Moyen Âge, avec toile de fond en perspective et châssis latéraux, au lieu unique, en passant par le décor successif où le changement n’affecte qu’une partie du matériel. On s’achemine dès les années 1630 vers l’unité de lieu, privilège du siècle de Molière, Racine et Corneille. Dès 1629, Mondory dans son théâtre du Marais, ancien jeu de paume aménagé, envisage cette nouvelle concentration des forces dramatiques, et, dans son Discours sur l’art dramatique à propos des trois unités d’action, de jour et de lieu , Corneille précise cette démarche: «Je voudrais introduire des fictions de théâtre pour établir un lieu théâtral qui ne serait ni l’appartement de Cléopâtre, ni celui de Rodogune, mais une salle sur laquelle ouvrent ces divers appartements.» Voilà proposée l’idée du «palais à volonté» pour résumer les tragédies éparpillées. Molière profite de l’instant pour offrir à la comédie ses «salons à volonté» et retourner l’imbroglio de passages en jeu de la vérité. La comédie dispose enfin d’un siège pour asseoir ses maladies imaginaires.Bibiena: le paysage avant la bataille, éclatement optiqueBologne à la fin du XVIIe siècle est un des hauts lieux de l’art baroque en Europe. L’Académie Clémentine d’architecture accueille les peintres architectes en mal de fantaisies architectoniques. La dynastie Galli-Bibiena s’éveille au sein des mesures imaginaires et des demeures prodigieuses. En 1711, Ferdinando Bibiena fait paraître son Architettura civile : l’unité traditionnelle est rompue et le dérèglement de l’espace ouvre la voie aux divagations scénographiques. Avec ses règles mathématiques, Bibiena prend possession de la scène et de tout son arsenal presque caricatural de coulisses et de perspectives, et en reconsidère les significations. Les paysages figés vont s’animer par la multiplication de leurs points de fuite: Bibiena rompt l’axe central et manipule les contrastes par jeux de transparence. L’espace scénique s’ouvre aux emboîtements de formes qu’on imagine incontrôlables mais dont la structure apparaît sous la démesure de son apparat vertigineux. Scena per angolo , les corps fuient à l’ombre des 45 degrés d’angle sur lesquels reposent toutes les architectures: mouvances diagonales pour libérer le spectateur des obligations de regard axial. Le spectateur «privilégié» se déplace au hasard des caprices de l’optique éclatée et l’acteur s’enfonce enfin dans les profondeurs des chemins de scène, ruelles habitées de remords et d’enlacements, gouffre plein des retentissements de l’action. Piranèse, bientôt... Le dessin scénique s’approprie le dessin d’architecture et la scénographie vit un étrange rêve de réalité: elle offre à l’obsession de l’intangible la rare possibilité d’exister.Les Galli-Bibiena font entendre leur voix dans toute l’Europe pendant plus d’un siècle: Francesco poursuit l’œuvre d’intégration de la figure humaine au décor, joue de courbe en contre-courbe, se rend à Vienne où il est nommé ingénieur des théâtres impériaux. Il s’abandonne à la séduction de la pompe impériale, dresse des décors pour pastorales dans les jardins de la Favorite et construit le Hofburg Theater. Déjà Nancy, Vérone et Rome réclament, dans ce premier quart du XVIIIe siècle, ses compétences en matière d’architecture théâtrale. Francesco n’est pas le seul de la famille à construire la demeure de ses songes: pour ses décors de carceri , Alessandro élève la salle blanc et or du théâtre de Mannheim, tandis que Giuseppe trace les plans de celui des margraves de Bayreuth, où pour la première fois l’orchestre est caché aux yeux des spectateurs. Ce dernier membre de la famille enrichit encore la scénographie par l’audace de ses perspectives raccourcies et la multiplication des points de fuite radiale de ses rotondes à galeries superposées. Ses «fêtes» nuptiales et funéraires constituent d’étonnants regards sur le sacré. Enfin, Giuseppe, en mettant en scène Sémiramis et Mérope , révèle Voltaire au public allemand.Bien d’autres «architectes» italiens ont participé à ce mouvement de libération de l’espace au début du siècle: ainsi Pietro Righini, et surtout Filippo Juvara, auteur du château de Stupinigi, près de Turin, et qui, entre autres dérisions sur la fonction réelle du pouvoir architectural, brosse les décors du théâtre de marionnettes du cardinal Ottoboni!Voltaire: «Sémiramis», ou la constatation du désordre avant la batailleL’illusion scénographique semble toucher à son comble quand elle entreprend de se contempler elle-même: ainsi Servandoni, dans les années 1738-1758, offre-t-il aux spectateurs de la salle des Machines des Tuileries un jeu d’ombres et de lumières glissant sur des architectures fantomatiques: théâtre de transparences et de lueurs, flammes sur des temples engloutis, tremblements de cintres et déferlements de coulisses brisées. La tentation était grande d’exclure un jour les hommes et les dieux de ces machineries éclectiques, et cela d’autant plus qu’enfin le comédien pouvait intimement faire correspondre son jeu aux caprices scéniques par l’abandon de la convention d’une architecture toujours représentée dans toute sa hauteur: Servandoni projette littéralement ses monuments tronqués au premier plan et leur insuffle la plasticité. Le plan oblique permet à l’homme, vrai module de base de l’ensemble, de disparaître pratiquement de la scène tout en ne cessant de la hanter par projection interposée de lui-même.Mais le spectacle continue: Boucher, Watteau et Fragonard dessinent pour l’opéra leurs fêtes galantes et leurs rideaux de volupté.Cependant, la tragédie s’endormait en vains appareils statufiés. Voltaire dans sa Dissertation sur la tragédie ancienne et moderne (1748), proposée en Introduction de Sémiramis , s’insurge contre cet état de fait: «...Quand je parle d’une action théâtrale, je parle d’un appareil, d’une cérémonie, d’une assemblée, d’un événement nécessaire à la pièce et non pas de ces vains spectacles plus puérils que pompeux, de ces ressources de décorateurs qui suppléent à la stérilité du poète, et qui amusent les yeux quand on ne sait pas parler à l’oreille et à l’âme.» Dans son Troisième Discours sur les trois unités , il nous propose ses solutions: «Il faudrait que le théâtre fît voir aux yeux tous les endroits particuliers où la scène se passe sans nuire à l’unité du lieu: ici une partie du temple, là le vestibule d’un palais, une place publique, des rues dans l’enfoncement; enfin tout ce qui est nécessaire pour montrer à l’œil tout ce que l’oreille doit entendre. L’unité du lieu est tout le spectacle que l’œil peut embrasser sans peine.»La première de Sémiramis en 1748 devait constituer un événement du fait que les frères Slodtz, chargés du décor, allaient mettre en pratique les théories de l’auteur. La scène simultanée allait-elle reprendre ses droits? Cette idée inspire vers la même époque aux architectes des projets de salles avec scène tripartite: ainsi ceux de Potain, Cochin, Ledoux et celui de Peyre et De Wailly pour l’Odéon en 1769. Mais à ces théories Marmontel oppose celle du décor successif. Dès 1770, on peut dire que le changement de décors triomphe. Dans cette dernière bataille, le théâtre dramatique rejoint enfin l’opéra dans ses précieuses manipulations. Les forces de la scénographie vont pouvoir dorénavant converger vers l’ultime but qu’elle s’est fixé: la reconstruction du monde. P. A. Pâris, dans la seconde moitié du siècle, annonce les «perspectives réelles» du suivant. À la veille des révolutions, Rousseau rappelle la nature, Beaumarchais la qualité du réel et Goethe la perspective des dieux solitaires. Les vieilles institutions se désagrègent: la scène devient le rempart des illusions.Les rois fous et la reconquête des dieuxGustave III et Louis II sont des héros de la légende du XVIIIe siècle finissant et du XIXe exacerbé. Le roi de Suède réveille les nationalismes et fomente des révolutions en son théâtre de Drottningholm: Gustave III fut assassiné au cours d’un bal masqué et sa vie inspirera à Verdi Un ballo in maschera . Louis-Jean Desprez illustre ces recueils historiques et légendaires dictés par le prince: Gustav Wasa en 1786 demeure, par ses décors et par le thème qu’il développe, le plus célèbre exemple d’architecture gothique retrouvée. La Bavière voit mourir en Louis II un dernier vestige de ces couronnes en coulisses: crépuscule pour Bayreuth, volonté du pouvoir dérisoire et désespérée... pour le triomphe de Wagner.Du néo-classicisme à la reconstruction de notre passé, il nous faut saisir, de Schinkel à P. L. Cicéri, tout le travail de compilation esthétique et d’argumentation politique de l’époque. Deux grands comédiens participent au réveil de la conscience et du réalisme tragique de leur temps: au Théâtre-Français, Talma impose une reconstitution vraisemblable de la Rome antique – décors, costumes et même diction; à Drury Lane, quelque vingt ans plus tard, Edmund Kean rend à Shakespeare son tribut de brouillards et d’introspection.Barker et Fulton introduisent en France le «Panorama»: Daguerre va bientôt perfectionner ces spectacles d’optique et surtout saura les adapter au cadre scénique traditionnel dès le premier quart du XIXe siècle. La scène gagne en largeur d’étonnantes et lentes perspectives. On voit par cadres successifs les points de fuite dispersés sur l’horizon courbe: il s’agit de recréer l’espace par fermes et praticables interposés, et de donner au spectateur un paysage complet de formes et de projections, sans que son œil ait jamais à s’embarrasser d’une quelconque interprétation. Le spectacle est offert avec débauche d’accessoires et effets de lumière: jeu d’orgue et apparition du gaz pour variations d’éclairage dès 1822 à l’Opéra dans Aladin et la lampe merveilleuse , projecteur à arc pour le soleil du Prophète en 1849. Le docteur Véron veut rendre l’Opéra «tout à la fois brillant et populaire». De 1821 à 1848, Cicéri règne sur la décoration: Hernani , Robert le Diable et Gustave III pour Hugo, Meyerbeer et Auber. D’autres décorateurs prennent part à ces joutes de bonne fortune, à ces caravanes bohèmes et à ces repères d’histoires: Séchan, Cambon, Feuchère et Desplechin. Michelet et Augustin Thierry font entendre les voix de l’historisme. On voyage de Chine (Le Cheval de bronze ) à Séville (L’Étoile de Séville ). Duponchel «met en scène».Depuis la fin du XVIIIe siècle, le lustre de la salle n’a cessé de réintégrer les hauteurs les plus propices à canaliser le regard des spectateurs sur l’étonnante fébrilité des gorges profondes (Freischütz ), des éruptions volcaniques et des jugements derniers (Le Juif errant ). Hugo et Dumas se penchent sur la représentation de leurs ouvrages: vision du littéral décuplé par le pouvoir de l’illusion. En Allemagne, les Quaglio et Max Brückner nous parlent de Wagner, de Schiller et de Mozart en termes de visions saturées. Enfin, Chaperon, en 1901, crée pour Aïda une reconstruction « archéologique» du temple de Memphis. Aïda s’élance dans la mort: le tombeau de mystères sacrés se condamne une dernière fois en rideau de velours balancé et imprécations multiples.
Encyclopédie Universelle. 2012.